La dérive autoritaire de KaÏs SaÏed

16 avril 2024 / Spectostudio
PODCASTS Tunisie, Terre de passages

« La Tunisie est un beau pays, mais il n’y a pas de travail. » 

Sa vie en Europe ne fait pas oublier son pays, la Tunisie, à Nabil. Il garde de bons souvenirs, notamment des premiers jours de la Révolution tunisienne. Cependant, la situation économique difficile dans cette nation d’Afrique du Nord le pousse à dire qu’il pourrait ne jamais y retourner.

Bien après minuit, dans un bar de blues vide et faiblement éclairé situé dans le centre de Copenhague, un groupe inhabituel fait irruption. L’un d’eux s’appelle Nabil*, âgé de 25 ans, loin de ce qu’il appelait autrefois chez lui, Tunis. Ce soir, il est accompagné de trois jeunes femmes britanniques un peu éméchées et d’un homme plus âgé aux cheveux gris et aux dreadlocks, portant des lunettes de soleil carrées et avec un étui de guitare à la main. Nabil prend place devant la petite scène, observant la session de jam improvisée qui a commencé, aux côtés des rares personnes encore présentes à cette heure.

Lorsqu’on lui parle de la Révolution tunisienne, Nabil se souvient de Tunis, la capitale de la Tunisie, où des affrontements violents ont eu lieu au début du mouvement, en décembre 2010. Le soulèvement protestait contre la pauvreté, la corruption et la répression politique en Tunisie, et a involontairement inspiré une vague de résistance civile, plus tard appelée le Printemps arabe. Il y a de la fierté dans sa voix. “On a inspiré beaucoup de personnes arabes, en Libye, en Algérie, au Maroc, en Égypte et en Syrie.”

« On a fait l’histoire », déclare Nabil avec un sourire, avant de tirer une nouvelle bouffée de sa cigarette. C’était en effet historique. Après le début des manifestations en 2011, le président de longue date Zine Al-Abidine Ben Ali a été contraint de quitter ses fonctions, mettant officiellement fin à 23 années au pouvoir. Renverser un régime autoritaire grâce au pouvoir de la voix collective du peuple est certainement un point de fierté pour la révolution, indicatif d’un progrès en matière de droits humains en Tunisie, ainsi que dans de nombreuses autres parties de la région d’Asie du Sud-Ouest et d’Afrique du Nord où la résistance a eu lieu. « Oui, beaucoup mieux en termes de droits humains, mais la situation s’est beaucoup détériorée financièrement et économiquement », dit Nabil.

Aujourd’hui, il semble que les valeurs et les progrès de la révolution tunisienne  soient lentement démantelés sous le règne du président actuel Kaïs Saïed. Bien que Saïed soit de plus en plus critiqué par la population locale, Nabil pense qu’il reste la meilleure option pour le pays. « Il n’est pas bon, mais avec beaucoup de mauvaises personnes, vous choisissez la moins mauvaise. » Il allume une autre cigarette et continue de réfléchir à l’élection présidentielle à venir en Tunisie. « C’est un homme bien. Il essaie de trouver… de trouver une solution pour le pays. Je ne pense pas qu’il fera une grande différence, mais il essaie. »

Pas assez d’emplois, pas beaucoup d’espoir

Saïed a été élu en octobre 2019 sur la promesse d’éradiquer la corruption et de sauver la Tunisie de sa crise économique. Comme l’explique Nabil, la situation économique est principalement la raison pour laquelle il a quitté la Tunisie et a fait son master en génie mécanique en Allemagne, où il vit maintenant. « Ils ont tout foutu en l’air », continue-t-il. « En fait, la Tunisie est un beau pays, mais politiquement, il y a un peu… Il y a beaucoup de problèmes là-bas. J’ai quitté la Tunisie à cause de la situation financière, parce qu’il n’y a pas de travail. Quand vous trouvez du travail, c’est un salaire bas. » Selon l’Organisation internationale du Travail, le taux de chômage global en Tunisie a atteint 15,8 % en septembre 2023, tandis que les jeunes tunisiens sont les plus touchés, avec un taux de chômage de 38,5 % chez les 15-24 ans.

Outre les troubles politiques internes,  la Tunisie doit faire face à l’afflux de migrants subsahariens se rendant dans le pays. Transformée en pays de transit, plus de 12 000 migrants et demandeurs d’asile sont enregistrés par le HCR en Tunisie. Nabil mentionne l’impact de l’arrivée dee ces personnes en exil d’autres régions d’Afrique comme l’une des raisons pour lesquelles il a quitté son pays natal. « Quand ils sont venus, ils ont pris des emplois peu rémunérés. Par exemple, pour une heure, c’est comme 10 € pour une heure. C’est juste un exemple. Ce n’est pas vraiment 10 €. Mais ils ont pris 5 € ou moins. C’est pourquoi, ils ont pris tout le travail en Tunisie… » Secouant la tête, Nabil décrit à plusieurs reprises les relations entre les Tunisiens et les migrants comme une « catastrophe ». 

Il met en lumière un cercle vicieux qui s’est établi. Avec l’arrivée d’exilés en Tunisie, une main-d’œuvre moins chère que les résidents locaux est introduite. Les employeurs profitent de la grande précarité des personnes en exil pour diviser par deux les salaires qu’ils paieraient normalement aux Tunisiens. En conséquence, ces derniers se retrouvent au chômage, les postes étant occupés par une communauté précaire contrainte d’accepter des conditions de travail moins favorables. Cette dynamique engendre de nombreuses tensions et frustrations entre les Tunisiens et les personnes en situation d’exil.

Bien que sa famille, qui vit toujours à Tunis, lui manque, Nabil ne se voit pas vivre de nouveau en Tunisie. Du moins pas dans les circonstances actuelles. « C’est un meilleur avenir ici. J’aime mon pays, mais retourner vivre là-bas, non, je ne pense pas. Peut-être qu’avec le temps, ça va changer, mais en fait, non. Je viens juste d’arriver ici », dit-il avec un sourire.

Le bar est toujours animé par la musique de ses compagnons, passant du blues au reggae. Nabil est arrivé en Allemagne il y a seulement un an, pour y continuer ses études, après un voyage éprouvant pour obtenir son visa ; « Ce n’est pas impossible, mais… C’est dur. Difficile, vraiment difficile. Ça m’a pris un an pour obtenir mon visa pour l’Allemagne. Peut-être à cause du système allemand : beaucoup de paperasse, de bureaucratie, ou peut-être à cause de toutes les personnes qui veulent quitter la Tunisie. »

Dans sa nouvelle vie, Nabil explore le monde et prévoit de voyager à Berlin, Varsovie et Barcelone dans les mois à venir. Mais peu importe où il va, une chose pourrait ne jamais changer quand il pense à chez lui ; « Les gens en Tunisie sont trop cool. Ils sont vraiment, vraiment cool. Je pense qu’ils sont les plus cool. Ce n’est pas parce qu’ils sont de mon pays. Non, je dis juste la vérité. »

*le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de notre source.

Journaliste : Anne Mie Ryding
Edition : Sebnem Adiyaman
Traduction : Méline Laffabry

Sidi Bouzid – Ville où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu le 17 décembre 2010 et déclenche la révolution tunisienne

Les difficultés socio-économiques en Tunisie engendrent des tensions entre les citoyens et les personnes exilées. 

Position géographique, crise politique, et de graves défis économiques ont placé la Tunisie au cœur des flux migratoires vers l’Europe. Le pays nord-africain est devenu, à la fois, une source importante de migration, et un passage indispensable vers des pays plus riches pour les personnes fuyant les conflits, les persécutions, et la pauvreté dans différentes régions d’Afrique et d’Asie.

Des chiffres récents peignent une image claire de la situation. Selon la Banque mondiale, les Tunisiens étaient la nationalité principale à arriver en Italie par la route méditerranéenne centrale entre 2019 et 2023. De plus, des données collectées par Arab Barometer en 2022 révèlent que 45% de tunisiens souhaitent émigrer, plus du double du taux de 2011 (22%). Parmi ceux qui veulent quitter le pays, 41% sont prêts à le faire même s’ ils n’obtiennent pas les documents nécessaires.

De même, la Tunisie est un passage commun pour les exilés d’Afrique subsaharienne qui tentent d’atteindre l’Europe. La Banque mondiale indique qu’au cours des huit premiers mois de 2023, 44% d’exilés irréguliers se rendant en Europe ont voyagé de la Tunisie vers l’Italie. Seulement 11% d’entre eux étaient Tunisiens ; les autres étaient Subsahariens. Alors que l’option des personnes exilées d’utiliser le pays comme point d’accès à l’Europe souligne sa proximité avec les îles italiennes, la décision prise par les Tunisiens d’émigrer irrégulièrement, malgré les risques élevés de décès au cours du voyage périlleux, reflète leur désespoir d’améliorer leur qualité de vie.

Crise politique et une économie en difficultés

Plus de 13 ans ont passés depuis que le jeune marchand de rue tunisien, Mohamed Bouazizi, a mis fin à ses jours en riposte à l’appropriation de sa marchandise – et son gagne-pain – par les autorités, les brutalités policières, et la négligence de l’État qui s’en est suivie. Âgé de seulement 26 ans, M. Bouazizi a passé la plupart de sa vie à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, en vendant des fruits et des légumes dans les rues de Sidi Bouzid, en Tunisie centrale.

Son auto-immolation tragique a été suivie par des manifestations contre le régime autoritaire et les conditions socio-économiques. Ceci a déclenché la révolution tunisienne et le printemps arabe. Contrairement à d’autres pays qui ont également connu un soulèvement populaire dans la région, la Tunisie a pu se rapprocher considérablement de la démocratie.  Après la fuite du président autocratique Ben Ali en Arabie Saoudite le 14 janvier 2011, le pays a établi une nouvelle constitution et est passé à un système multipartite. 

Néanmoins, la situation économique reste désastreuse. À partir du quatrième trimestre 2023, le taux de chômage national est de 16.4%, mais encore plus élevé pour les femmes, avec 22.2%. Les diplômés de l’éducation supérieure, dont la majorité ont entre 20 et 29 ans, sont particulièrement touchés, avec 23.7% d’entre eux sans emploi au deuxième trimestre 2023. Les femmes diplômées sont deux fois plus susceptibles d’être au chômage. Il existe également de profondes inégalités régionales entre les zones rurales de l’intérieur et les zones côtières, qui sont plus développées. Associées à une sécheresse prolongée qui a fait grimper l’inflation des prix de l’alimentation à 13.9%, le chômage élevé, ainsi que des disparités entre les sexes, les âges, et les régions, reflètent les conditions de vie précaire qui ont motivé la révolution.

Le secteur du tourisme, qui a contribué à 4.5% au PIB de la Tunisie en 2019, a souffert des fluctuations dues à la révolution, l’attaque de l’Etat islamique (ISIS) contre les touristes en 2015, la pandémie de COVID-19, et des effets indirects de la guerre civile en Libye. L’industrie s’est rétablie relativement vite de la chute initiale du tourisme après les attaques terroristes et a maintenant repris son niveau d’avant la pandémie. Cependant, la baisse du dinar tunisien, conjuguée à des problèmes structurels plus larges dans le secteur, a limité ses revenus potentiels.

Alors que la situation s’aggrave, le pays s’est fortement endetté auprès de l’étranger. Dette qui, en 2022, représentait près de 90% de son PIB. Après avoir remboursé les dettes de 2023, la Tunisie continue à faire face à des difficultés pour obtenir davantage de financements externes. Selon le ministère des Finances, le service de la dette devrait augmenter de 40% en 2024 par rapport à 2023.

Pour stabiliser l’économie tunisienne, en 2023 le Groupe de la Banque africaine de développement (BAD) a suggéré au pays d’adopter une stratégie à moyen terme pour réduire la dette souveraine, introduire un plan de restructuration des entreprises publiques, et réduire sa dette extérieure. Ils ont également conseillé de négocier un plan avec le Fonds Monétaire International (FMI) pour rétablir la viabilité financière, afin d’attirer davantage d’investissements.

Difficile pour les Tunisiens, encore plus pour les étrangers

Alors que les citoyens locaux se tournent vers l’extérieur pour survivre, les migrants étrangers ont soit décidé ou ont été contraint de demeurer en Tunisie, malgré leur désir initial de rejoindre l’Europe. Un obstacle à leurs déplacements a été le protocole d’accord entre l’Union européenne et la Tunisie qui prévoit une coopération en matière de gestion des frontières.

Dans son étude sur la protection des migrants en Tunisie, le chercheur en études urbaines Adnen El Ghali note que « Le financement de l’UE à la Tunisie est conditionné au fait que le pays joue son rôle en empêchant les migrants d’atteindre le sol européen ». Cela à pour conséquence de transformer la Tunisie en destination permanente pour de nombreuses personnes, car le gouvernement tunisien a augmenté son rôle dans la gestion de la migration irrégulière.

Bien que la Tunisie ait établi la Stratégie nationale migratoire en 2012, ainsi qu’une Instance nationale de protection des réfugiés en 2018, afin de défendre les droits des migrants et des réfugiés, la réalité montre que le pays n’a pas réussi à honorer cette obligation. Le code du travail tunisien ordonne que les permis de travail expirent annuellement, ce qui restreint l’accès à un emploi permanent. Étant donné que de nombreux d’entre eux dépassent la durée de leur visa, ils se retrouvent ensuite dans l’incapacité de renouveler leurs permis de travail et de résidence.  Cela conduit à ce que de nombreux exilés se retrouvent en situation irrégulière dans le pays, ce qui entraîne une série d’impasses, car sans un permis de résidence, ils n’ont pas accès aux services de base, tels que la santé publique, les déplacements, ou la protection contre les employeurs exploitants.

L’exploitation de la main-d’œuvre des Subsahariens en Tunisie est donc généralisée. L’absence d’autorisation de permis de travail et un statut irrégulier mène à l’emploi informel (par exemple, à travers un contrat verbal). Il est possible, par exemple, que de nombreux Africains subsahariens trouvent du travail dans le secteur de l’hôtellerie au sein duquel le taux d’emploi informel est anormalement élevé (46% au deuxième trimestre 2019). De telles conditions de travail les exposent à un risque élevé d’exploitation au travail.

En plus de cela, les réfugiés Subsahariens sont de plus en plus exposés à la violence étatique et non étatique. Bien que les problèmes économiques en Tunisie soient antérieurs à la population croissante de migrants, le discours dans le champ sociopolitique s’est orienté pour désigner les personnes d’origine subsaharienne en situation d’exil en tant que boucs émissaires à l’origine des maux sociaux du pays.

En dépit de l’adoption d’une loi antiracisme en 2018, le Président Kais Saied attise les tensions raciales, prétendant l’année dernière que l’afflux d’Africains subsahariens était un complot entre des parties opposés et des nations étrangères dans le but de changer la composition démographique de la Tunisie – malgré le fait qu’ils représentent environ 0.5% de la population, dont un nombre important vient de la Syrie.

Cette rhétorique du gouvernement, considérée comme du racisme et condamnée par la communauté internationale, a conduit à une escalade de violence contre les Subsahariens. Lorsque les personnes sans-papiers sont victimes de violence en Tunisie, leur absence de statut civil les décourage de porter plainte car ils craignent d’être arrêtés, ou d’être soumis à la corruption et à l’extorsion policière, une dynamique qui fait écho à la tragédie de Bouazizi en 2010.

Dans un podcast de Specto Média, Filippo Furri (anthropologue et membre du réseau Migreurop) souligne l’expulsion violente des migrants depuis que Kaïs Saïed a pris les rênes du pouvoir. Ces préoccupations sont confirmées par une déclaration conjointe des agences des Nations Unies, le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) et l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en été 2023, rapportant que des centaines d’exilés avaient été abandonnés dans le désert le long des frontières algériennes et libyennes. Nombre d’entre eux ont même été forcés de franchir les frontières où ils ont été confrontés aux militaires algériens ou aux milices libyennes qui leur ont refusé violemment l’entrée.

Cette chaîne de déchargement de responsabilité de la migration de l’Europe à la Tunisie, puis vers l’Algérie et la Libye, laisse les personnes exilées dans une société déjà en difficulté pour subvenir à ses propres besoins. Bloquées en Tunisie et pris pour boucs émissaires des problèmes socio-économiques plus larges du pays, elles deviennent les plus vulnérables aux mauvaises conditions économiques du pays, car leur statut non-reconnu les expose davantage à la violence et à l’exploitation. 



Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version française : Yamane Mousli
Doublage version anglaise : Isobel Coen et Julian Cola
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S

Cette série multimédia est réalisée en collaboration avec aidóni pour la traduction, la rédaction des articles et des portraits. Pour découvrir la série en version anglaise, rendez-vous sur aidóni.

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